Louis Frasses,
Etudiant en Master 1 Histoire civilisation et patrimoine, mondes anciens et médiévaux

Le guerrier thrace aux Ve et IVe siècles av. J.-C.

     L’ennemi emblématique de l’hoplite grec dans l’imaginaire collectif est le Perse, venu envahir la terre des cités, menaçant la démocratie d’Athènes et la liberté de tous les Grecs. Une telle vision des choses occulte les rapports qu’entretenaient les Grecs avec un peuple bien plus proche et peu mentionné, les Thraces, qui se révélèrent être aussi bien des alliés que des ennemis.

     Présents principalement dans la région que les Grecs appelaient la Thrace (Bulgarie actuelle), peut être en référence au fils d’Arès, Thrax [1] EURIPIDE, Alceste, 58. Ces guerriers marquèrent l’iconographie et plus tard l’art de la guerre grecs grâce à leur apparence et à leurs manières de se battre assez singulières pour leurs voisins du Sud. On y retrouve plus d’une centaine de tribus à la localisation approximative, allant des côtes du Pont-Euxin (Mer Noire actuelle) jusqu’aux abords de la Macédoine, et du Danube jusqu’au nord de la Grèce. La tribu des Odryses, localisée dans l’actuelle vallée de Kazanlak, en Bulgarie actuelle, est sans doute celle qui sut le mieux tirer parti de sa puissance en fondant un royaume durable sous la forme d’une confédération tribale, sous le règne du roi Térès Ier, dans la première moitié du Ve siècle av. J.-C. [2] MARTINEZ Jean-Luc, BARALIS Alexandre, MATHIEUX Néguine,STOYANOV Totko et TONKOVA Milena , L’épopée des rois thraces, Musée du Louvre, Somogy éditions d’arts, Paris, 2015, page 379.

     Réputés pour leur férocité et leur amour du butin, les Thraces représentent pour les cités grecques en constante rivalité des mercenaires de choix.

     Reconnaissables par leurs vêtements aux motifs colorés et géométriques, les guerriers thraces ont marqué l’esprit des hoplites, combattant avec ou contre eux. Ils portaient en guise de couvre-chef des bonnets phrygiens avec, sur les côtés, de grandes oreilles pendantes pour protéger le cou du froid, ou des bonnets en peau de renard (appelés alopekis [3] WEBBER Christopher, The Gods of Battle, The Thracians at War 1500 BC-AD 150, Pen and Sword Military, 2011, page 28-29). Les longs manteaux thraces, nommés zeira [4] HERODOTE, Histoire, VII, 75, étaient amples et recouvraient tout le corps du combattant qui devait évoluer dans sa région d’origine comme par exemple, les montagnes et les forêts des Rhodopes, au centre-sud de la Bulgarie actuelle, qui sont décrites comme rudes et froides par Xénophon (Anabase,VII, 4, 2). Ce sont ces manteaux qui nous sont parvenus par les céramiques attiques grecques avec des décorations très riches. 

Cratère en à figures rouges, 440 av. J.-C, attribué au peintre de Londres E 497, Avers : Orphée parmi les Thraces, Revers : scène de libation

     Ces mêmes céramiques montrent des chaussures montantes jusqu’au dessous des genoux dites embades, recouvrant entièrement le pied contrairement aux chaussures grecques ou romaines. Les tuniques sont, quant à elles, similaires aux chitons des Grecs, quoique plus longues et souvent décorées elles aussi.

Combattants Thraces équipés de javelines, peltées, et frondes

     Ces guerriers se sont distingués aux yeux des Grecs par leur rapidité d’action. En effet, mis à part l’aristocratie et ceux qui en avaient les moyens, les Thraces préféraient les attaques rapides et les coups de mains contre l’ennemi, plutôt que le contact direct privilégié par les hoplites. Précédant leurs assauts de hurlements terrifiants et du bruit du métal qui s’entrechoque pour effrayer l’adversaire [5] STRABON, Géographie, VII. TITE-LIVE, Histoire romaine, 42, 59. THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, VI, 3, 126, ils se lançaient sur l’ennemi en les harcelant hors de portée de leurs lances avant de reculer pour éviter les ripostes de l’adversaire. Se fatiguant très vite, les poursuivants faisaient demi-tour pour rejoindre le corps principal, mais exposaient ainsi leur dos aux Thraces. Ces derniers, à l’affût, revenaient alors à la charge pour abattre ces éléments isolés [6] Comme à la bataille de Sphactérie en 425 avant J.C, où les troupes légères, dont des peltastes, anéantirent un contingent spartiate de cette manière, et scellèrent l’issue de la bataille en contournant l’ennemi à flanc de falaise. Ces peltastes grecs ont sans doute été équipé ainsi suite aux affrontements entre Grecs et Thraces. Ces derniers ont donc grandement inspiré les armées des cités lors de la guerre du Péloponnèse. Source : THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, IV, 15-39 .

     Les guerriers thraces sont donc équipés d’armes de jet comme le javelot, qu’ils emportent en grand nombre pour harceler l’adversaire. Ils sont également munis de la pelté, un bouclier d’osier très léger en forme de croissant de lune (afin de dégager la vue du tireur quand il vise), souvent munie d’une lanière pour la passer dans le dos lors des replis fréquents [7] XENOPHON, Anabase, VII, 4, 17. L’échancrure de ce bouclier était principalement placée au dessus du bouclier. Ce type de combattant est ainsi nommé peltaste : celui qui porte la pelté. Le terme se généralisa dans les armées grecques pour désigner des tireurs, comme les gymnoi ou les psiloi

     Les peltastes thraces pouvaient cependant être munis d’une panoplie bien plus large, comprenant des couteaux (pour se défendre, car ces troupes légères étaient très vulnérables au contact) ainsi que des épées ou des lances de différentes sortes, leur ouvrant une grande diversité de formations de combat. Les Thraces étaient loin d’être aussi dépourvus que cela au corps à corps. Cela est principalement dû à l’usage mineur qu’en faisaient

les Grecs sur le champs de bataille : les utilisant comme des troupes d’escarmouches, la vision du guerrier thrace dépourvu au contact perdura par les sources écrites des auteurs grecs. Le couteau ou l’épée thrace sont souvent connus sous le nom de sica. Se présentant comme une lame courte recourbée, elle contournait facilement les défenses et les armures de l’adversaire [8] Visible sur la scène de chasse de la tombe d’Alexandrovo, IVe siècle av. J.-C, Bulgarie.. Il est notamment possible de la voir à l’œuvre dans les combats de gladiateurs romains avec la panoplie du thraex, dont l’armement est inspiré des guerriers thraces rencontrés par les Romains. De la même manière, la rhomphaia est une arme imposante avec une longue lame incurvée vers l’avant destinée à donner des coups puissants [9] Visibles sur les scènes de bataille de la tombe de Kazanlak, IVe siècle av. J.-C, Bulgarie.. Les Romains changèrent leurs casques et leurs armures à cause d’une arme cousine (la falx) lors des guerres daciques (101-106 apr. J.-C.) [10] SCHMITZ Michael, The Dacian threat, 101-106 AD, Caeros, 2005,  page 31 . Ont également été retrouvés de nombreuses épées grecques semblables aux kopis dans nombre de tombeaux, comme celui de Seuthès III ou de Kersobleptès (IVe et IIIe siècles av. J.-C, tombeaux de Golyama Kosmatka et Zlatinistsa-Malomirovo, Bulgarie). Les lances étaient également très utilisées par les guerriers thraces. 

Casque de Seuthès III, Bronze (casque), argent avec dorure partielle (applique) Shipka, tumulus Golyama Kosmatka, chambre funéraire, 2004 Seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. Kazanlak , musée d’histoire, n°1740 et n°1734

     Présentes sur certaines iconographies, ces dernières variaient selon les genres. Le dory grec, munie d’une pointe et d’un talon, est présente dans le tombeau du roi Kersobleptès et sur certaines iconographies, mais certaines sources parlent de longues lances (environ 3 m) qui auraient inspiré les sarisses d’Iphicrate et de Philippe II, adoptées par la phalange macédonienne [11] WEBBER Christopher, The Gods of Battle, The Thracians at War 1500 BC-AD 150, Pen and Sword Military, 2011, pages 112-115. Il est également possible que les guerriers thraces aient porté des boucliers ovales comme les Celtes, mais dont le modèle serait vraisemblablement plus proche des boucliers ovales illyriens (ce qui n’est pas impossible, Thucydide nous rapportant dans son œuvre La guerre du Péloponnèse des opérations en Thrace menées par des mercenaires illyriens). Un umbo (pièce métallique située au centre du bouclier) du IIe siècle av. J.-C. a été retrouvé à Montana, mais les fresques de la tombe de Kazanlak (voir note de bas de page 9) montre des combattants armés de ces grands boucliers. Qui plus est, le contact avec les tribus daces du nord-est maniant des boucliers similaires mais plus petits a sans doute impliqué une utilisation 

de ce matériel par les Thraces (ce qui expliquerait la taille réduite des boucliers de la tombe de Kazanlak). L’usage de boucliers ovales par les Thraces est donc tout à fait vraisemblable, mais il est difficile d’établir qui des Illyriens ou des Celtes en est à l’origine. 

     L’aristocratie guerrière thrace, dont le roi ou le prince, mène les hommes au combat, le plus souvent à cheval, formant une unité de cavalerie [12] Comme en témoigne Xénophon avec le roi Seuthès II à la tête de ses troupes contre les Thyniens ( Anabase, livre XIII ) ou Thucydide avec le roi Sitalkès contre Perdiccas ( La guerre du Péloponnèse, II, 3 ). Armée d’épées, de lances et de javelots également, elle est prête à intervenir à n’importe quel moment sur le champ de bataille. Lourdement armurée et richement décorée, cette élite porte des casques aux styles variés. Le casque chalcidien grec est celui que l’on a le plus retrouvé en Thrace, avec des ajouts locaux comme des cimiers et des appliques [13] MARTINEZ Jean-Luc  , BARALIS Alexandre, MATHIEUX Néguine,STOYANOV Totko et TONKOVA Milena, L’épopée des rois thraces, Musée du Louvre, Paris, 2015, pages 93, 127. Le deuxième plus répandu est le casque phrygien, souvent équipé d’un masque pour protéger le visage (les protections faciales stylisées de manière à imiter un visage sur le casque étant un élément typiquement thrace) [14] WEBBER Christopher, The Thracians 700 BC-AD 48, Osprey Publishing, 2008 > Casque de la tombe de Sashova Mogila. Les armures retrouvées en Thrace sont quant à elles dites « en cloche » ou « à gouttières ». Ce modèle d’armure était extrêmement répandu à l’époque archaïque en Grèce avant de disparaître peu à peu au début de l’époque classique. Cependant nombre d’armures de modèle archaïque produites aux Ve et IVe siècles av. J.-C. ont été retrouvées en Thrace, comme l’armure de Svetitsata [15] OGNENOVA Ljuba, Les cuirasses de bronze trouvées en Thrace, Bulletin de correspondance hellénique, 1961, pages 501-538. Peut être ces guerriers réutilisaient-ils du matériel désuet ? Les cnémides (les protections des tibias) sont également décorées de motifs riches en relief, souvent en argent doré (il est cependant possible que celles retrouvées à Zlatinitsa-Maromirovo en 2005 et Moguilanskata Moguila en 1965 soient du matériel de cérémonie, comme les gorgerins et les pectoraux retrouvés à Mezek ou à Eski Saghra au sud de la Bulgarie) [16] WEBBER Christopher, The Thracians 700 BC-AD 48, Osprey Publishing, 2008 > pages 20, 35, 36, 37.

Conclusion

     Il est extrêmement difficile de savoir exactement comment se battaient ces guerriers et de quoi ils avaient l’air : les Thraces n’ont, en effet, laissé aucun texte écrit dans leur langue (aujourd’hui disparue). Plusieurs historiens s’acharnent à recréer plusieurs mots à partir d’inscriptions thraces écrites en alphabet grec, et ces dernières sont très rares. Toute les iconographies et sources textuelles les concernant nous sont parvenues par les Grecs et les Romains, qui les voyaient comme des tribus barbares. Directement en contact avec les Grecs pour les cités du Nord-Est de la Grèce, les Thraces étaient déjà, avant les Perses, une figure étrangère servant à illustrer le stéréotype très exotique du non-Grec, ce qui explique pourquoi Thraces et Perses, dans l’iconographie grecque, se ressemblent beaucoup : au delà de représenter l’ennemi ou l’allié, ils représentent l’altérité. L’archéologie et les grandes découvertes faites sur les anciens territoires thraces en actuelle Bulgarie et Roumanie nous en ont énormément appris concernant cette société guerrière, aux mœurs parfois très proches de leurs voisins helléniques, comme l’ont montré les rapports de fouilles des tombeaux de la vallée de Kazanlak [17] MARTINEZ Jean-Luc  , BARALIS Alexandre, MATHIEUX Néguine,STOYANOV Totko et TONKOVA Milena, L’épopée des rois thraces, Musée du Louvre, Paris, 2015 ( œuvre complète ). Le guerrier thrace est donc loin d’être ce que l’on croit si l’on ne se fie qu’aux témoignages grecs. La recherche révèle chaque année de nouveaux éléments sur ce peuple méconnu et oublié de l’histoire du monde antique.

Bibliographie

  • MARTINEZ Jean-Luc ,BARALIS Alexandre, MATHIEUX Néguine, STOYANOV Totko et TONKOVA Milena, L’épopée des rois thraces, Des guerres médiques aux invasions celtes 479-278 av.J.-C, Découvertes archéologiques en Bulgarie, Musée du Louvre, Somogy éditions d’arts, Paris, 2015
  • WEBBER Christopher, The Gods of Battle, The Thracians at War, 1500 BC- AD 150, Pen and Swords Military, Great Britain, 2011
  • WEBBER Christopher, The Thracians 700 BC-AD 46, Osprey Publishing, Men-at-arms, Great Britain, 2008
  • SCHMITZ Michael, The Dacian threat, 101-106 AD, Caeros, 2005
  • OGNENOVA Ljuba, Les cuirasses de bronze trouvées en Thrace, Bulletin de correspondance hellénique, 1961
  • VALEVA Julia, NANKOV Emil et GRANINGER Denver, a Companion to Ancient Thrace, Wiley Blackwell, Great Britain, 2015

Sources primaires :

  • EURIPIDE, Alceste
  • HERODOTE, Historia, Livre VII
  • STRABON, Géographies, Livre VII
  • TITE-LIVE, Histoire romaine
  • THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, Livre IV
  • XENOPHON, Anabase, Livre VII et XIII

Notes & Références[+]