Louis Frasses,
Etudiant en Master 1 Histoire civilisation et patrimoine, mondes anciens et médiévaux

Introduction

      Le casque phrygien est un type de casque antique popularisé au sein des armées grecques et hellénistiques dès le IVe siècle av. J.-C.. Sa forme caractéristique avec un appendice arrondi vers l’avant, rappelle celle du bonnet phrygien, couvre-chef emblématique de ladite région de Phrygie (sud de l’Anatolie) mais aussi de régions comme la Scythie (globalement l’actuelle Ukraine [1] Comme visible sur le vase du trésor de Kul-Oba conservé au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, IVe siècle av. J.-C.), divers recoins de l’empire perse (de la Turquie jusqu’au Moyen-Orient [2] Voir relief de Persépolis, UNESCO référence 114, Ve siècle av. J.-C.), ou encore la Thrace (actuelle Bulgarie avec des parcelles en Grèce et Roumanie également [3] Voir par exemple le cratère à figures rouges attribué au peintre de Londres E497, milieu du IVe siècle av. J.-C., N°Inv. 24.97.30). C’est aujourd’hui cette dernière contrée qui va précisément nous intéresser. Le modèle du casque phrygien peut se diviser en plusieurs catégories, dont le casque dit thraco-phrygien ou phrygien à barbe qui se distingue par de grandes paragnathides pouvant recouvrir tout le visage une fois attachées, ne laissant que les yeux et la bouche de découverte. Ces protèges-joues se voyaient souvent ornés de barbes gravées et ciselées à même le métal. Ce type de casque prestigieux est devenu, dans l’imaginaire collectif, l’emblème des soldats des armées macédoniennes allant au combat dans la phalange ou à cheval. Le film d’Oliver Stone, Alexandre, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres avec les multiples reproductions visibles tout le long de l’œuvre. 

     Cependant, plusieurs indices montrent une tout autre version de l’utilisation de ce casque mystérieux. Il faut avant tout savoir que le casque intégral en Grèce n’est pas un principe nouveau. A l’époque archaïque déjà, l’illustre casque corinthien avait la caractéristique de recouvrir tout le visage, ne laissant qu’une ouverture pour les yeux. Les besoins firent de ce casque, au début de l’époque classique, un modèle plus « ouvert » (découvrant le visage pour des besoins de la respiration par exemple, ou pour permettre au soldat une meilleure audition) et amorça le développement d’autres types de casques au même aspect. Le casque phrygien à barbe n’est jamais représenté en termes d’iconographie. Les historiens n’ont pu travailler sur le sujet qu’avec les seules pièces archéologiques découvertes, les casques phrygiens à barbe en Thrace, mais citons également comme exemple notable un modèle étrusque du Ve siècle av. J.-C. de type Negau qui présente un masque à barbe intégral (sans ouverture pour la bouche et le nez). Nous proposons ici de présenter quelques-unes de ces pièces, et d’en faire l’analyse.

Premier courant : le prototype originel

a) Modèle thrace 

     Les « masques » de ces casques phrygiens sont tous faits de manière assez similaire et respectent les mêmes codes de présentation dans l’ensemble. Une ouverture relativement grande est laissée pour les yeux, la bouche et les oreilles, et les paragnathides comportent une moustache et des motifs de barbe. Prenons comme premier exemple le casque de Sashova mogila, une pièce du IIIe siècle av. J.-C., trouvé près de Kazanlak. Sur la base que forme le couvre-chef phrygien est rajoutée une paire de paragnathides. L’ouverture pour les yeux et le nez forme une seule et même ouverture tandis que celle de la bouche est séparée. La barbe du casque est faite de multiples poinçons martelés dans le métal. Une moustache est gravée et ciselée au-dessus de l’ouverture de la bouche et part jusqu’à la base de la mâchoire. Des rivets sont ajoutés au sommet du phrygien pour y mettre des accessoires d’apparat (plumes ou crin).  Beaucoup des casques retrouvés répondent à ces codes (majoritairement au IVe siècle av. J.-C.).

b) Modèle thrace à nasal

     Certaines exceptions notables existent cependant. Comme la catégorie des casques que nous appellerons « à nasal ». Comme le nom l’indique, ils se caractérisent par un rajout d’une protection de métal sur le nez. Citons comme exemples les casques de Pletena, de Blagoevgrad ou encore la pièce très peu connue de la collection Vatevi (Romfeya foundation dont la plupart des objets sont conservés au musée de Plovdiv [4] Voir le site de la fondation : romfeya.com ). Les protections semblent être des rajouts intégrés au fronton de ce dernier, hormis peut-être le casque de Blagoevgrad qui présente un rivet. Par ailleurs, le casque de Blagoevgrad est daté d’environ 400 av. J.-C., tandis que ceux de Pletena et de la Romfeya foundation sont respectivement datés de la première moitié du IVe siècle av. J.-C. et du IIIe siècle av. J.-C.. Ces deux derniers modèles, du fait qu’ils soient les plus récents, sont peut être des variantes évoluées. En effet, la méthode de fabrication aurait pu changer, et le fait de souder le nasal au lieu de l’intégrer au matériel montre l’avènement des modèles de casques phrygiens à barbe plus connus, qui sont dépourvu d’un tel accessoire [5] FOL Valeria & INKOVA Vesselina, Thracian helmet from the village of Pletena, Western Rhodopes, ORPHEUS 8, Georgiev memorial volume, Journal of Indo-European and Thracian studies, 1998, p. 21-34. Le casque de Pletena semble avoir également marqué une évolution avec l’ouverture qui est présentée : une seule et même ouverture pour le visage, avec deux appendices de chaque côté des paragnathides partant pour le centre du visage mais qui ne se rejoignent pas. Cela donne la fausse impression d’un masque. Le casque de Pletena serait alors à part.

Deuxième courant: évolution et hybridation

      Il s’agirait, pour résumer, d’un courant d’hybridation. Prenons le cas des casques retrouvés à Yudelnik (centre-nord de la Bulgarie). Il s’agit de plusieurs casques de type chalcidien (catégorie de casques la plus retrouvée en Thrace). Ces derniers, cependant, présentent des particularités que l’on remarque vite au premier coup d’œil. Par rapport aux casques entrés dans la typologie de Michel Feugère par exemple, notamment les types I, II et III [6] FEUGERE Michel, Casques antiques : les visages de la guerre, de Mycènes à la fin de l’empire romain, éditions Errance, Paris, 2011, p. 26, ces casques retrouvés au nord-ouest de la Bulgarie n’entrent dans aucune d’entre elles. L’absence de nasal et la forme des paragnathides, qui descendent le long du visage de manière droite avant de revenir vers l’arrière en arrondi, rappellent le casque de type illyrien [7] Pour un exemple de casque de type illyrien, citons celui du Musée du Louvre, daté du Ve siècle av. J.-C., retrouvé à Zeitenlik (Macédoine), N° Inv. Br 4116. Ces casques de Yudelnik seraient-ils des modèles hybrides entre le type chalcidien et illyrien, déjà possiblement marqués par une influence thrace avec l’absence de nasal comme dans le cas d’autres casques de sites thraces comme Golyamata Kosmatka [8] Analysé dans L’épopée des rois thraces : des guerres médiques aux invasions celtes 479 – 278 av. J.-C., découvertes archéologiques en Bulgarie, sous la direction de MARTINEZ Jean-Luc, BARALIS Alexandre, MATHIEUX Néguine, STOYANOV Totko &  TONKOVA Milena ; Louvre édition, Paris, 2015, p. 126-127 ou Dolna Koznitsa (si l’absence de nasal est un principe stylistique thrace bien évidemment) ? 

     Cette question des courants et des influences modèlent plus qu’on ne le croit l’armement offensif comme défensif en Thrace. Le casque phrygien à barbe doit passer par une analyse poussée avec cette question des influences [9] Pour les casques de Yudelnik, voir OGNENOVA-MARINOVA Ljuba & STOYANOV Totko, The chalkidian helmets and the origin of the north thracian ceremonial armour, Studia Archaeologica Universitatis Serdicensis, Supplementum IV, 2005, p. 519-539

Casque de Dolna Koznitsa, Musée de Kuystendil, Inv. II-152, tiré de Ognenova & Stoyanov, 2005, p.536

a) Modèle simplifié

     Un second courant voit arriver des modèles de casques phrygiens à barbe plus simplifiés. Les poinçons tendent à disparaître, ou se font plus rares, et le phrygien au-dessus du casque commence à s’aplatir verticalement au lieu d’être sphérique comme il l’était jusque là. Si nous regardons des modèles de casques phrygiens simples (sans paragnathides) comme celui de Peroutchitsa (début Ve siècle av. J.-C.) ou celui plus tardif du musée de Kazanlak (IVe siècle av. J.-C.), nous pouvons observer cette forme phrygienne qui garde ses arrondis, mais qui commence toutefois à s’aplatir. Le casque de Verghina, retrouvé dans la dite tombe de Philippe II de Macédoine, présente, quant à lui, le sommet caractéristique du casque phrygien, mais entièrement plat [10] WARIN Isabelle, Armes et armement, politique et innovation techniques en Grèce (Ve – IVe siècle av. J.-C.), Archéo-Doct, Objets et Symboles, Paris, 20 Mai 2006, p. 145-155. Ce phénomène pourrait être dû à une simplification de fabrication ou à un souci de répondre aux codes culturels d’autres peuples que les Thraces, possiblement les Macédoniens qui adoptèrent ce casque en masse (en témoigne le casque de Verghina). 

 

    Concernant les motifs de barbe, des casques comme ceux du musée de Kazanlak ou de la collection Vassil Bojkov montrent un travail bien plus « pauvre ». En effet, les poinçons des barbes ont disparu, ne laissant plus qu’une longue moustache apparente. Le casque phrygien à barbe de la collection Vassil Bojkov reste cependant une pièce exceptionnelle avec les motifs de serpents enroulés qui décorent les côtés du casque (peut être un rapport avec la divinité thrace Sabazios) et le menton des paragnathides qui se prolonge vers l’avant, à l’instar de modèles comme celui déjà cité de Sashova mogila. 

b) Modèle macédonien

     La plupart des exemples cités ici sont des objets retrouvés sur le territoire bulgare et exposés dans les musées et collections de ce même pays. Si nous devons resituer chaque lieu de découverte sur une carte, la plupart sont effectivement situés sur les anciens territoires thraces de l’Antiquité. La plupart des sites se trouvent au centre ou centre-Ouest de la Bulgarie actuelle, entre le Grand Balkan au nord et la chaîne montagneuse des Rhodopes au sud. Seul le tumulus de Blagoevgrad se trouve à l’ouest de cette vallée formée par les deux massifs montagneux, sortant ainsi du cadre culturel purement thrace, mais la nature même des découvertes faites avec le casque du site sont d’origine typiquement thrace comme des torques, des cnémides, ou bien une rhomphaia, longue lame thrace pensée comme spécifique aux tribus des Rhodopes). Il y a en tout 25 casques de ce type qui ont été retrouvés. Sur ces 25, 21 ont été retrouvé sur les anciens territoires thraces certifiés [11] FOL Valeria, L’or des Thraces, éditions Snoek, Anvers, 2006, p. 142.

     Se distingue alors, à l’aube des conquêtes d’Alexandre, un type dérivé de casque phrygien. Se développant grandement au sein des armées macédoniennes, le phrygien se généralise et gagne en popularité au sein de tout le monde grec. Le masque et la barbe thrace, cependant, ne répondent pas aux nouvelles contraintes : la formation serrée et l’équipement lourd du fantassin de la phalange nécessitent un casque permettant une respiration régulière. Ces ornements vont donc, à défaut de disparaître, donner ainsi les modèles de casques phrygiens simples [12] Comme le casque de Vitsa (Nord-ouest de l’actuelle Grèce), IVe siècle av. J.-C., conservé au Musée archéologique de Ioannina, N° Inv. 6419 en s’ouvrant. 

Casques du sarcophage des Amazones, IVe siècle av. J.-C., Musée archéologique national de Florence

     La délimitation de la bouche sur les paragnathides disparaît afin de donner une seule et unique ouverture pour le nez et la bouche, comme l’aurait amorcé en tant que cas isolé le casque de Pletena qui présentait une seule et même ouverture. Les contours du visage (où figurait la barbe) sont cependant toujours là pour protéger la mâchoire. On enlève alors le motif même de la barbe, et la « moustache » pour des raisons pratiques. Il s’y ajoute logiquement des parures locales, spécifiques aux armées macédoniennes [13] Pour citer seulement quelques exemples : la stèle de Pancare, le tombeau d’Alexandre au Musée archéologique d’Istanbul, ou encore le sarcophage étrusque des Amazones conservé au Musée archéologique national de Florence.

c) Modèles grecs

     La particularité de ce modèle réside dans le fait qu’il serait hypothétiquement né bien plus tôt que les modèles de casques thraces à barbe connus. Comme sur le modèle macédonien plus tardif, une ouverture se forme. Cela est sans doute dû aux mêmes buts pratiques : permettre une meilleure respiration et une meilleure audition au sein de la formation de la phalange (grecque cette fois-ci). De possibles représentations de ce casque existent dans l’iconographie, comme sur le lécythe à figures rouges du peintre d’Achille, exposée au musée du Louvre [14] N° Inv. G44 ; 440-435 av. J.-C., découvert à Nola (Italie). Le pointu que forment les sommets des paragnathides une fois le casque posé sur la tête, ne sont pas sans rappeler le contour complet du visage que donnaient les casques à barbe thraces, comme le casque de Blagoevgrad qui possède ce fameux pointu quand on le regarde de profil. Les ciselures et gravures auraient là encore disparu et le phrygien qui constituait normalement le crâne aurait été enlevé pour une bombe bien sphérique recouvrant la tête.

Casque du lécythe à figures rouges du peintre d'Achilles, Ve siècle av., Louvre, Inv. G444, photo du Musée

Le résultat forme alors une hybridation du casque thrace à barbe avec les modèles attiques et corinthiens tardifs déjà très répandus en Grèce, le tout au Ve siècle av. J.-C. à en croire les occurrences [15] Voir également la céramique attique à figures rouges du Ve siècle av. J.-C. exposé à la Villa Giulia, trouvée dans une tombe aristocratique étrusque de Cerveteri. Cela implique cependant la chose suivante : si cette théorie s’avère vraie, cela voudrait dire que les pièces archéologiques de casques thraces à barbe datées au minimum du IVe siècle av. J.-C. seraient en réalité bien plus anciens car le prototype hybride lui-même est visible sur des céramiques du Ve siècle av. J.-C.. Une question intéressante à soulever, et un mystère qui reste encore entier.

Conclusion

  Les casques phrygiens à barbe ne sont donc pas des casques qu’il faut attribuer aux combattants macédoniens d’Alexandre comme certaines représentations modernes peuvent le montrer. Les découvertes nous ont montré l’existence évidente de ces casques au sein des armées de la période hellénistique, mais, comme nous venons de le démontrer dans notre argumentation, ce type de casque n’était pas macédonien. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : comme nous l’avons montré, 21 casques sur 25 ont été retrouvés en Thrace [16] FOL Valeria, L’or des Thraces, éditions Snoek, Anvers, 2006, p. 142

  Avant de parvenir aux mains des soldats d’Alexandre, ce fut plus à l’est, vers les hautes montagnes des Rhodopes et les plaines du royaume des Odryses, que se dressaient sur le champ de bataille les visages d’or… 

Bibliographie

  • FEUGERE Michel, Casques antiques : les visages de la guerre, de Mycènes à la fin de l’empire romain, éditions errance, Paris, 2011
  • FOL Alexander & MARAZOV Ivan, A la recherche des Thraces, éditions France-Empire, Paris, 1978
  • FOL Valeria, L’or des Thraces, éditions Snoek, Anvers, 2006
  • FOL Valeria & INKOVA Vesselina, Thracian helmet from the village of Pletena, Western Rhodopes, ORPHEUS 8, Georgiev memorial volume, Journal of Indo-European and Thracian studies, 1998
  • MARTINEZ Jean-Luc, BARALIS Alexandre, MATHIEUX Néguine, STOYANOV Totko & TONKOVA Milena, L’épopée des rois thraces : des guerres médiques aux invasions celtes 479 – 278 av. J.-C., découvertes archéologiques en Bulgarie, Louvre édition, Somogy éditions d’art, Paris, 2015
  • MAYOR Adrienne, Les Amazones : quand les femmes étaient les égales des hommes (VIIIe siècle av. J.-C. – Ier siècle apr. J.-C.), La Découverte Poche, Paris, 2020
  • NIKOLOV Vassil, ALEXANDROV Stefan, NIKOV Krasimir, POPOV Christo, KITOV Georgi, BOZSHKOVA Anelia, GERGOVA Diana, MARAZOV Ivan, TONKOVA Milena, ILIEVA Pavlina & ALADSHOVA Doshka, Die Alten Zivilisationen Bulgariens – Das Gold Der Thraker, Antikenmuseum Basel und Sammlung Ludwig, Sofia, 2007
  • OGNENOVA-MARINOVA Ljuba & STOYANOV Totko, The chalkidian helmets and the origin of the north thracian ceremonial armour, Studia Archaeologica Universitatis Serdicensis, Supplementum IV, 2005, p. 519-539
  • SEKUNDA Nicholas & DENNIS Peter, Macedonian armies after Alexander 323-168 BC, Men-at-arms, Osprey publishing, Oxford, 2012
  • WARIN Isabelle, Armes et armement, politique et innovation techniques en Grèce au Ve – IVe siècle av. J.-C., Archéo-Doct, Objets et Symboles, Paris, 20 Mai 2006, p. 145-155
  • WEBBER Christopher, The Gods of Battle : Thracians at war 1500 BC – AD 150, Pen and sword military, Barnsley, 2011
  • WEBBER Christopher & McBRIDE Angus, The Thracians 700 BC – AD 46, Men-at-arms, Osprey publishing, Oxford, 2008

Sources antiques :

  • THUCYDIDE, Guerre du Péloponnèse

Notes & Références[+]