Johann Fulpin,
Diplômé du master : Histoire, civilisation et patrimoine : Mondes anciens et médiévaux.
Membre des Somatophylaques.
Chapitre 1 : Chasse, monde sauvage et héros à travers les mythes grecs et la poésie homérique.
De nos jours la chasse est un sujet controversé en France, dans toutes les strates de notre société. Aujourd’hui certains défendent la chasse en avançant que jadis cette dernière était parfaitement ancrée dans les mœurs collectives. Elle était effectivement utile à la société, car elle permettait en effet la régénération forestière, soutenait l’approvisionnement mais également protégeait les domaines agraires par la régulation de foyers d’espèces. Ce serait le modèle citadin qui, en s’imposant, aurait rejeté le modèle rural et par conséquent la chasse qui en découle. Ces « citadins » aujourd’hui revendiqueraient son inutilité ainsi que le problème qu’elle poserait écologiquement. Notamment, Green Peace s’efforce de démontrer que les activités humaines ne cessent d’empiéter sur le territoire sauvage au détriment des animaux, qui deviennent alors des nuisibles pour l’homme. Des scientifiques proposent des alternatives à l’abattage de masse comme la stérilisation… La chasse de nos jours dérange d’autant plus qu’elle est considérée comme un sport, dans une décennie qui porte davantage regard à la souffrance animale. Que cela déplaise ou non, il existe toujours des chasseurs en Europe et notamment en France, que cela concerne la cynégétique (la chasse à proprement parler) ou l’halieutique (la pêche), car cela reste dans la continuité d’une longue tradition. En effet, que ce soit à la période médiévale ou à la Renaissance, la chasse était très prisée par la monarchie. Cette chasse dite « chasse à courre » est connue désormais sous le nom de vénerie et se trouve encore aujourd’hui très prisée en France par une certaine aristocratie. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer qu’à toutes les époques, il y a toujours une distinction très nette entre « l’aristocratie » et le peuple dans la chasse. Pour les nobles et les aristocrates, c’est un loisir tandis que pour les petites gens c’était un moyen de subsistance. Très bien, mais qu’en est-il des Grecs durant l’Antiquité ?
La chasse est omniprésente dans la culture grecque, on la retrouve dans la religion étant donné qu’elle fut créée par le couple divin Artémis et Apollon et transmise aux hommes par le biais du centaure Chiron. Dans la tradition grecque, la chasse a apporté la civilisation aux hommes en rendant cultivable des lieux autrefois infestés de créatures anthropophages. Elle était un loisir pour l’aristocratie grecque et la monarchie macédonienne qui se complaisaient à traquer à cheval, accompagnés de chiens, des cervidés et un moyen de survie pour les citoyens grecs plus démunis. Elle fut théorisée par Platon dans les Lois ainsi que Xénophon dans le Cynégétique… Elle possède une place si prépondérante dans la culture grecque qu’on pourrait l’aborder par le biais de la philosophie, de l’histoire, de l’anthropologie et même de la littérature… Nous allons ensemble retracer son histoire en commençant cette étude par Homère et allant jusqu’à la monarchie macédonienne à travers plusieurs articles qui se suivront chronologiquement. Nous tenterons de comprendre pourquoi sa place est si importante dans la culture grecque et les raisons qui l’ont conduites à connaître une véritable pérennité à travers l’Histoire grecque. L’article suivant portera uniquement sur l’aspect mythologique, je m’appuierai principalement pour cela sur les écrits homériques mais également sur l’histoire d’Héraclès.
La chasse et la bestialité humaine chez Homère.
Rupture et union entre l’homme et le monde animal.
Remontons donc au VIIIe siècle av. J.-C. en nous appuyant sur Homère pour commencer notre étude sur la chasse. La chasse et les animaux sauvages sont à maintes reprises évoqués dans les deux œuvres d’Homère par différentes sortes de références. Le « monde sauvage » est omniprésent étant donné que cette notion possède une place importante dans les mythes homériques. En effet, ce monde est à l’origine l’apanage des dieux : il est sous la bénédiction d’Héra qui se trouve être la mère des bêtes sauvages (μητέρα θηρῶν) ; tandis qu’Artémis est décrite par Homère comme étant la déesse chasseresse maitresse de ce monde (πότνια θηρῶν). [1] Héra : Iliade, 15, 150 – 151 / Artémis : Iliade, 21, 470.
Xénophon d’ailleurs dans son fameux « Traité de la chasse » vient nous narrer en guise de préambule la création mythique de cette activité. La chasse aurait en effet été créée dans la tradition grecque par le frère et la sœur : Apollon et Artémis. Ce couple divin aurait ensuite enseigné cette pratique au plus sage des centaures, Chiron, pour le récompenser de ces vertus. Ce dernier serait devenu alors l’instructeur d’un nombre important de fameux héros grecs, dont Xénophon nous fait la liste : Céphale, Esculape, Mélanion, Nestor, Amphiaraüs, Pélée, Télamon, Méléagre, Thésée, Hippolyte, Palamède, Ulysse, Ménesthée, Diomède, Castor, Pollux, Machaon, Podalire, Antiloque, Énée, Achille. Pour Xénophon, il est indéniable que la grandeur morale de ces héros vient de l’éducation du centaure Chiron. Xénophon explique dans un second temps leurs épopées et leurs actions héroïques :
Et de fait, s’il arrivait en Grèce quelque malheur, à une ville ou à un roi, c’étaient eux qui les en délivraient : si la Grèce entière avait à soutenir contre les barbares une lutte, une guerre, leur appui rendait les Grecs vainqueurs et la Grèce entière invincible.
Xénophon, Cynégétique, I
Même si le traité de la chasse de Xénophon, auteur du Ve siècle av. J.-C. a pour but de rationaliser cette pratique et l’expliquer de manière bien plus théorique, ce dernier ne peut pourtant omettre ses origines divines.
Remarquons, en ce qui concerne Artémis, qu’elle est souvent représentée en tant que chasseresse. Premièrement, elle ne porte pas une longue robe mais plutôt une sorte d’exomide. Cela semble la masculiniser mais cette tenue est incontestablement plus adéquate pour cette pratique. Représentée pieds nues ou portant des bottes, elle se trouve toujours être armée soit de lances ou munie d’arc et de flèches comme nous pouvons le constater aisément sur la représentation figurée sur l’oenochoé ou la statue. J’ai choisi ces deux représentations car sur chacune d’entre elles, nous pouvons voir un animal qui fait directement allusion à la chasse. Sur l’iconographie, nous pouvons apercevoir des limiers qui étaient allègrement utilisés pour débusquer les proies et sur la statue un cervidé, qui est une proie noble pour un chasseur grec.
Ensuite pour démontrer que la place de la chasse est culminante dans la culture grecque rappelez-vous simplement les travaux d’Héraclès dont la majorité d’entre-eux sont tournés vers celle-ci. Pourquoi cette obsession chez les Grecs de la chasse ? Pierre Vidal-Naquet peut nous apporter un éclairage :
La chasse est le premier degré de la rupture avec le monde sauvage, les « héros culturels » des légendes grecques sont tous des chasseurs et des destructeurs de bêtes fauves, mais la chasse est aussi la part sauvage de l’homme ; ainsi, dans les mythes, le sacrifice d’un animal chassé est le plus souvent le substitut d’un sacrifice humain.
[2] Vidal-Naquet Pierre, Le chasseur noir: formes de pensée et formes de sociétés dans le monde grec, Paris, La Découverte, 2005. p. 23..
Il est tout à fait vrai, ce sur quoi nous reviendrons ultérieurement, que la chasse et la nature bestiale de l’homme est bien un problème qu’Homère expose tout au long de son récit. Rappelons également que la figure du chasseur est encensée dans le récit d’Homère, c’est une activité noble qui permet à la fois de s’entrainer à la guerre et d’entretenir son corps mais également d’assurer la survie d’une communauté. Durant l’aristie de Diomède [3] Vidal-Naquet Pierre, L’Iliade sans travesti. Introduction à l’édition de l’Iliade., Paris, Gallimard (Collection Folio), 1975. p. 27. fils de Tégée, roi d’Argolide, qui, après avoir tué Phégée et mis en fuite Idéus, cause une débâcle générale troyenne, plusieurs héros tels Agamemnon, Idoménée ou encore Ménélas s’illustrent au combat. Ce-dernier, auquel nous allons nous intéresser plus particulièrement, de sa lance transperce de part en part Scamandrios, un excellent chasseur protégé par Artémis qui tenta vainement de fuir. Le simple fait que ce dernier était chasseur semble glorifier davantage l’action de Ménélas.
L’Atride Ménélas le maîtrisa de sa pique acérée, ce chasseur excellent. Il avait appris d’Artémis elle-même à frapper toutes les bêtes sauvages que nourrit, sur les montagnes, la forêt ; mais, alors, il ne tira secours ni d’Artémis qui verse les flèches, ni de cette adresse à tirer loin, où auparavant il excellait. L’Atride Ménélas, célèbre par sa lance, le voyant fuir devant lui, le blessa au dos de sa lance, entre les deux épaules, et poussa à travers la poitrine. Scamandrios tomba, face en avant, et sur lui ses armes retentirent.
Homère, Iliade, 5, 1 – 58
Homère prête également certaines performances ou attributs animaux à ces héros pour décrire leurs actions. Les exemples ne manquent pas. Ainsi Antiloque, fils du roi Pylos, se rue sur les Troyens tel le bond d’un chien sur un faon. Achille est, quant à lui, comparé soit à un léopard soit à un aigle noir le plus imposant (κάρτιστός) et rapide (ὤκιστος πετεηνῶν) des oiseaux [4] Antiloque : Homère, Iliade, 15, 579 – 580. / Achille: Homère, Iliade, 21, 573. (léopard) – Homère, Iliade, 21, 252 – 253. (aigle). Ces allégories pourraient avoir pour but de fournir davantage de mouvances et d’intensité au récit, nous permettant d’imaginer à la fois les actions mais également les attributs des héros. A mon sens, elles ne sont pas exclusivement descriptives, mais elles montrent de manière subliminale la barrière mince entre le monde animal et celui des humains. Nous avons même des héros qui se griment en animaux de leur plein gré. Diomède se revêt d’une peau de fauve avant de monter la garde comme s’il voulait s’approprier les caractéristiques de la bête dans un but mélioratif [5] Homère, Iliade 10, 177 – 178..
Le chasseur, la proie et la guerre chez Homère.
Ensuite, nous pouvons dire que le lien entre la chasse et la guerre est largement dépeint dans les textes homériques. Homère a également fait un lien entre la barbarie humaine et la bestialité. A plusieurs reprises, les hommes/héros sont animalisés et deviennent tantôt le prédateur tantôt la proie. Ces métaphores nous évoquent évidement une scène de chasse entre le fauve et sa proie. Ainsi le lecteur rentre dans une immersion totale avec la narration ainsi rendue plus imagée. On pourrait cependant penser qu’Homère considère que l’homme est certes l’être le plus développé des animaux mais qu’il fait indéniablement partie du monde animal. Bien que développés, dans certaines circonstances poussées dans l’excès (ὕϐρις) que ce soit dans la jalousie, la colère, la peur, les instincts primaires de l’homme peuvent à nouveau apparaître.
Les exemples sont nombreux : lorsqu’Ulysse massacre les prétendants de sa femme à son retour à Ithaque, Homère le compare à un lion ayant encore la gueule et le pelage ensanglanté du bœuf qui venait de dévorer [6] Homère, Odyssée, 22, 400 – 405.. Les Troyens luttent contre les Achéens tantôt comme des lions mangeurs de chairs tantôt comme des limiers s’apprêtant à achever un sanglier blessé [7] Lions: Homère, Iliade, 15, 592 – 593. / limiers : Iliade, 17, 725-726.. Autrement dit, préserver leurs terres, leurs biens et leurs familles, un but louable en soit, font d’eux des êtres dépourvus d’humanité. En ce qui concerne l’effroi nous pouvons citer Ajax : alors que les Troyens conduits par Hector semblent en bonne posture lors d’un affrontement contre les Achéens, le héros grec Nestor bat en retraite, mais Ajax lui oppose encore une forte opposition. Alors Kébrion le troyen appelle Hector à le rejoindre pour écraser cette dernière résistance. Bien qu’Hector se refuse à affronter Ajax directement, ce dernier maudit par Zeus est pris de terreur et fuit sans trop savoir où aller telle une bête féroce (θηρὶ ἐοικὼς) chassée d’une étable entourée de chiens et de villageois [8] Homère, Iliade, 11, 500 – 559..
Dans le récit d’Homère, nous pouvons voir que les héros sont plongés parfois dans un état de transe lorsqu’ils sont dans la fougue du combat. Ils peuvent malheureusement en perdre leur humanité et devenir momentanément des bêtes [9] Schnapp Alain, Le chasseur et la cité : chasse et érotique en Grèce ancienne, Paris, Michel, 1997 (L’évolution de l’humanité). Voir : pp. 23 – 26.. Cela rejoint l’idée émise plus haut selon laquelle, chez Homère, chaque homme à une part de bestialité, part qui s’exprime soit par la rage soit par la peur.
Diomède et Ulysse traquant le troyen Dolon sont comparés à des chiens de chasses (δύω κύνε) dressés pour traquer un faon ou un lièvre. Lors d’un repli des Achéens, après avoir fait chavirer de leurs chars Thymbraios et Mélion, Ulysse et Diomède s’empressent de couvrir la retraite de leurs hommes en chargeant tels deux sangliers (ὡς ὅτε κάπρω) sur les troyens qui sont comparés à des chiens de chasse (ἐν κυσὶ θηρευτῇσι) [10] Traque de Dolon : Homère, Iliade, 10, 350 – 364 / Ulysse et Diomède chargeant tels des sangliers : Iliade, 11, 310 – 325. Après qu’Agamemnon parvint à renverser deux fils de Priam Isos et Antiphos, il s’empressa avant tout de les dépouiller. Ce fut seulement après les avoir reconnus qu’il s’empressa alors de les achever avec la bestialité d’un lion qui attaque des proies frêles.
Comme un lion (ὡς δὲ λέων), trouvant les jeunes faons (νήπια τέκνα) d’une biche légère (ἐλάφοιο ταχείης), les broie sans peine de ses dents puissantes, étant venu dans leur gîte, et ravit leur tendre vie ; la biche, même si elle est tout près d’eux, ne peut les garantir ; car, elle-même, un tremblement affreux la saisit ; éperdue, elle s’élance à travers les chênaies épaisses et les bois, hâtive et en sueur, devant l’attaque de la bête puissante ; ainsi, Isos et Antiphos, personne ne pouvait les garantir de la mort, parmi les Troyens; car ceux-ci mêmes fuyaient devant les Argiens.
Homère,Iliade, 11, 100 – 121.
Une des actions d’Hector est également comparée à l’assaut d’un lion « malveillant » (ὥς τε λέων ὀλοόφρων). Ce dernier aurait tué le mycénien Pétiphétès, fils de Coprée lors d’une mêlée et les Achéens qui sont comparés à des bœufs (βουσὶν) sont pris d’effroi et préfèrent se replier [11] Homère, Iliade, 15, 620 – 649.. Lors d’un autre affrontement contre les Troyens, le roi Agamemnon qui combattait en première ligne est grièvement blessé. Il parvient à battre en retraite pour se mettre à l’abri au détriment du moral de ses hommes, Hector en profite alors pour galvaniser ses troupes pour qu’elles soient prêtes à repousser les Achéens. Si Hector est désigné par Homère comme le chasseur (τις θηρητὴρ), les Τroyens deviennent quant à eux les chiens aux dents blanches (κύνας ἀργιόδοντας) qui s’apprêtent à se jeter sur les Achéens, alors devenus sangliers ou lions (συῒ καπρίῳ ἠὲ λέοντι), c’est-à-dire une bête sauvage devant être abattue [12] Homère, Iliade, 11, 250 – 295..
Il est indéniable selon moi que chasse et guerre sont indissociables chez Homère. Par ailleurs, nous pouvons voir le rapprochement sous différents angles. On pourrait avant tout dire que si la guerre peut illustrer la valeur et le courage d’un guerrier, elle peut également montrer la barbarie et la bestialité de chacun. Ensuite elle deviendrait un moyen de montrer que l’homme est un être chancelant entre humanité et bestialité.
Le sanglier de Calydon et les chasses d’Ulysse, épopée de chasses mythiques.
J’aimerais enfin développer deux scènes de chasses véritables chez Homère. Il fait allusion, premièrement à la chasse du sanglier de Calydon. Un sanglier géant qu’aurait envoyé Artémis sur la région de Calydon se trouvant en Etolie pour punir le roi Oenée qui aurait omis de lui faire une offrande lors des fêtes des thalysies. Ce sanglier monstrueux d’origine divine doté de grandes défenses blanches causa beaucoup de troubles [13] Homère, Iliade, 9, 531 – 539.. Oenée impuissant demande assistance à un grand nombre d’héros qui se rallièrent à son fils Méléagre. Dans cette expédition intervient alors un nombre impressionnant de héros : Admète, Atalante, Castor, Pollux, Pryas, Jason, Lyncée, Pélée, Télamon, Thésée… D’ailleurs parmi eux certains périssent dans cette quête comme Hyléos, Ancée, Eurytion mais également Echépolos [14] Pausanias, 1, 42, 6.. Car comme le disait Homère, un homme seul n’aurait pu jamais venir à bout de cette bête.
Comme il l’est stipulé dans les sources mais également représenté sur l’amphore attique à figures rouges ci-contre, les chasseurs étaient suppléés par une horde de chiens qui avaient pour but de débusquer et d’harceler le sanglier. Méléagre est représenté sur le Péliké attique comme l’archétype du héros-guerrier grec affrontant un bête redoutable aux corps à corps muni d’une épée et d’un pieu. Cette chasse épique débute difficilement. En effet les frères Céphée et Ancée ne toléraient pas la présence d’Atalante, une femme. Méléagre, épris de celle-ci, les força alors à accepter. Atalante est pourtant la première chasseresse à atteindre le sanglier d’une flèche. Si Amphiaraos parvient à grièvement blesser la créature, c’est pourtant Méléagre qui l’achève. Par la suite, Artémis par vengeance suscitera une querelle entre les chasseurs au moment de l’attribution du trophée. Méléagre, désireux de le céder à Atalante, contraria les fils de Thestios, ses oncles, qui réclamaient le trophée. Méléagre mit fin aux protestations de ses parents en les mettant à mort [15] Ovide, Métamorphoses : 8, 270 – 490. / Diodore de Sicile, 4, 34. / Homère, Iliade, 9, 543.. Finalement Althée, mère de Méléagre, dans le récit d’Ovide, vengera la mort de ses frères en brûlant un tison lié au sort de Méléagre. Après le trépas de celui-ci, ne pouvant se remettre de ce drame familial elle se donne également la mort [16] Ovide, Métamorphoses, 8, 450 – 520.. Ainsi s’acheva la chasse de Calydon.
Cette chasse, à la fois récit épique et drame familial, devint un mythe grec très réputé, connaissant une grande postérité. En effet, lorsque la ligue étolienne s’allia avec Rome et devint pendant un temps principal belligérant de la première guerre de Macédoine (214 – 205 av. J.-C.), elle dut battre monnaie. Sur l’avers de certaines oboles en argent nous pouvons voir le sanglier de Calydon ainsi que le fer d’une lance qui rappelle bien entendu la chasse mythique. Pour renforcer cela, nous pouvons voir un cavalier-chasseur reconnaissable par son chapeau. La région de Calydon se trouve être en territoire étolien : ce qui fit la fierté des habitants de cette région, qui frappèrent donc de cet épisode leurs monnaies.
Lorsque Pausanias dit le Périégète vint à visiter Tégée, il propose, comme de coutume, une visite exhaustive de la cité. Il rapporte que sur le fronton d’un temple nous pouvons admirer une scène représentant cette épique chasse. L’animal était encerclé par d’un côté Atalante, Méléagre, Thésée, Télamon, Pélée, Pollux, Iolaos le fidèle compagnon des travaux d’Hercule, les fils de Thestios, frères d’Althaia, Prothous et Kométès et de l’autre côté par Castor, Amphiaraos, Hippothoos, Ankaios blessé soutenu par Epochos [17] Pausanias, Livre 8, 45, 6 – 7.. Le simple fait que cette fresque est représentée sur le fronton d’un temple illustre bien l’importance de cette épisode mythique où les Tégéates veulent rendre gloire à leurs deux héros ayant participer à cette chasse : Ankeios et Atalante [18] Pausanias, Livre 8, 45, 2.. Cela montre bien également que ce mythe est rapidement rentré dans la pérennité.
Concentrons-nous pour conclure sur le retour d’Ulysse narré dans l’Odyssée. A travers son périple pour rentrer à Ithaque, il y a quelques scènes de chasse à travers le récit qui à mon sens méritent d’être citées. Déjà, bien que ce soit anecdotique, la veille de l’accostage sur la terre des Cyclopes, Ulysse reçut comme cadeau des dieux une chasse. Ainsi ses compagnons et lui-même purent manger et boire [19] Homère, Odyssée, 9, 158.. Dans le livre X, après avoir contourné le manoir de Circée, grâce à nouveau à la bonté des dieux, Ulysse tombe sur un grand cerf (ἔλαφον μέγαν) qui descend au fleuve pour s’abreuver. Il le tue alors d’un trait de javeline et ramène sa dépouille auprès de ses camarades, enjoués du plat à venir [20] Homère, Odyssée, 10, 155 – 171.. Nous ne pouvons omettre de mentionner surtout la chasse au sanglier que mène Ulysse au livre XIX accompagnant les fils de son aïeul maternel Autolycos. Ulysse était muni de chiens qui flairaient la piste et armé d’une longue lance. Après avoir débusqué le sanglier du fourré, celui-ci chargea Ulysse qui lui fit front lance au poing. Si le sanglier l’avait blessé, Ulysse était tout de même parvenu à l’abattre [21] Homère, Odysée, 19, 435 – 444.. Mais Ulysse est loin d’être le meilleur chasseur de l’antiquité, en effet l’icône encore aujourd’hui du héros-chasseur antique n’est autre qu’Héraclès.
Les douze travaux d’Héraclès, l’apologie de la chasse ?
Etes-vous à même de citer un héros grec qui ne s’est pas employé au cours de sa vie à l’art de la chasse ? Ce n’est point tâche aisée car, pour tout dire, la chasse est certes à l’initiative des dieux mais elle est l’apanage des héros.
Le héros sans doute le plus encensé par les Grecs n’est autre qu’Héraclès, qui est en réalité l’archétype du héros-chasseur. Dans le but de se repentir du meurtre, sous l’emprise d’un envoûtement d’Héra, de sa femme Mégara, fille du roi de Thèbes Créon et de leurs enfants, Héraclès doit se résoudre à suivre les instructions de la pythie de Delphes, qui lui recommande de servir durant douze années consécutives son cousin le roi Eurysthène. Ce qui est intéressant de constater, c’est que la majorité des « Travaux » d’Héraclès se rapportent à la chasse : le lion de Némée, l’hydre du Lac de Lerne, la biche de Cérynie protégée par Artémis, le sanglier d’Erymanthe, les oiseaux anthropophages du lac de Stymphale, le taureau de Crète, les juments anthropophages de Diomède et la capture du chien des enfers Cerbère. Cet article n’a pas pour but de parler de manière exhaustive des exploits de cet héros, je rapporterai de manière succincte seulement certains de ces faits pour étayer mon propos.
Héraclès est dépeint par Diodore de Sicile comme un homme issu d’un temps « préhistorique » comme l’atteste son armement des plus rudimentaires. En effet, on le représente armé d’une simple masse pour le combat au corps à corps, d’un arc pour le combat à distance et en office d’armure ; il est équipé exclusivement du cuir de la dépouille d’un animal vaincu [22] Schnapp, Le chasseur et la cité, op. cit., 1997. p. 36. J’ai emprunté l’expression “préhistorique” à A. Schnapp. Il considère en effet qu’Héraclès est « la figure mythique qui incarne le passage de la préhistoire à la protohistoire où les hommes prirent l’ascendant sur les animaux ainsi que sur la vie sauvage (θηριώδης βιος). / Diodore de Sicile, 1. 24. 3.. En effet, Héraclès a tout d’un héros « non civilisé ». Après tout, s’apercevant que ses armes ne pouvaient blesser le lion de Némée, il lutte contre ce dernier et l’étouffe à mains nues.
L’hydre du lac de Lerne se trouve être un bon exemple également de l’aspect « non civilisé » d’Héraclès. Celui-ci est considéré dans la pièce d’Euripide comme lâche, car il affronte l’hydre muni d’un arc, et donc d’une arme à distance, et non, comme l’exige la tradition hoplitique, muni d’un bouclier et d’une lance.
Néanmoins, lors de sa quête de repentir, il purifia la terre des animaux sauvages pour permettre aux hommes de préserver ou d’étendre la civilisation. Ce héros devient alors la principale défense entre la bestialité et la civilisation ou encore entre l’ancien monde et le nouveau. Le lion de Némée, les oiseaux du lac Stymphale ainsi que l’hydre de Lerne, qui menaçaient continuellement des zones habitables et cultivables, en sont des bons exemples. Héraclès dut également capturer des animaux, ce qui renvoie de nouveau à la chasse. Il traqua inlassablement la biche d’Artémis aux pieds d’airain pendant près d’un An à travers la Grèce, l’Istrie et la Thrace. Épuisée, la biche se réfugia sur le mont Artémision où Héraclès, utilisant à nouveau son arc, la blessa et la captura. La capture du sanglier d’Erymanthe est semblable puisqu’il le chassa durant plusieurs jours à travers la montagne. Il dut cependant faire preuve de ruse, creusant un trou recouvert de neige pour parvenir à le capturer. Nous pouvons encore citer les juments de Diomède ou le taureaux crétois…
A mon avis, si les 12 travaux d’Héraclès se rapportent en majorité à la chasse c’est pour cause que celle-ci est valorisée par les Grecs : c’est une activité dangereuse créée par les Dieux dont seuls les plus preux pouvaient exercer. Par ailleurs, cette activité revêt également une utilité pratique, le sanglier d’Erymante fut servi à un banquet et la mort des oiseaux du lac Stymphale permit l’instauration de l’homme sur de nouveaux territoires. Ce qui permet d’ailleurs à Diodore d’affirmer que l’action de ce héros n’est pas seulement héroïque mais également « patriotique » [23] Diodore de Sicile, 1. 24. 5 – 7. Voir : Schnapp Alain, Le chasseur et la cité : chasse et érotique en Grèce ancienne, Paris, Michel, 1997 (L’évolution de l’humanité). pp. 32 – 33.. Héraclès qui ressemble à un barbare par son aspect semble s’humaniser lors de sa quête de repentir. Il représente parfaitement à la fois la rupture entre le monde sauvage et la civilisation mais également l’humanisation par la chasse. Après tout, pour se repentir de ses torts passés, il doit affronter les bêtes sauvages pour vaincre sa propre bestialité.
Conclusion :
Donc, nous avons pu voir que la chasse est très présente dans la mythologie grecque comme dans la littérature et par conséquent dans les mœurs. Nous avons pu comprendre à travers Homère et la mythologie qu’il y a plusieurs visions de percevoir la chasse ainsi que le monde sauvage. Celle-ci est à la fois une rupture et une jonction entre le monde sauvage et la civilisation/humanité. L’histoire de la bête de Calydon a bien prouvé que la chasse permettait de protéger des terres cultivables et ses habitants… Elle est un don et un moyen de subsistance pour les hommes comme nous avons pu le voir notamment chez Ulysse. Nous avons pu comprendre également que chez Homère la frontière entre le monde sauvage et la civilisation n’était séparé que par une barrière infime. D’ailleurs de nos jours, nous parlons toujours de « nature humaine » pour faire référence sommairement aux pires penchants de notre espèce. Cette pensée qui suit tout le récit d’Homère a également été sujet d’étude pour des penseurs bien plus contemporains. La Fontaine à travers ses fables anime des animaux pour conceptualiser la pensée humaine. Thomas Hobbes n’a-t-il pas popularisé la phrase : « l’homme est un loup pour l’homme » ? Nietzche n’a-t-il pas dit que l’homme n’était qu’un « animal intelligent » ? Zola n’a-t-il pas écrit un ouvrage ayant pour titre : La bête humaine ? A travers l’Histoire nous pouvons voir que la question de la « nature humaine » dont Homère avait déjà dressé l’ébauche a été à travers les siècles très largement traitée.
Dans mon prochain article portant sur la chasse je traiterai du Ve siècle av. J.-C. en m’intéressant davantage à la pratique de celle-ci et des théories et traités écrits par des penseurs comme Platon ou encore Xénophon.
Bibliographie :
Sources :
Diodore de Sicile, Bianquis Anahita, Auberger Janick et al., Mythologie des Grecs Bibliothèque historique, livre IV, Paris, Les Belles Lettres, 1997.
Diodore de Sicile, Chamoux François, Bertrac Pierre et al., Bibliothèque historique. Livre I, Paris, Belles Lettres, 1993 (Collection des universités de France).
Ovide Naso Publius et Videau Anne, Les métamorphoses, 2014.
Pausanias, Casevitz Michel et Lafond Yves, Pausanias. Description de la Grèce – Livre VII. – L’Achaïe., 95, Boulevard Raspail, Paris, Les Belles Lettres, 2000 (Collection des universités de France – publiée sous le patronage de l’association de Guillaume Budé).
Pausanias, Jost Madeleine, Marcadé Jean et al., Livre VIII, L’Arcadie, 2. tirage, Paris, Les Belles Lettres, 2002 (Description de la Grèce).
Homere, Milanezi Silvia et Cantarella Eva, Odyssée : introduction de Eva Cantarella: notes par Silvia Milanezi, Paris, Les Belles Lettres, 2001 (Classiques en poche 58‑60).
Homere, Iliade : version intégrale., Les Belles Lettres, 2012.
Xenophon et Delebecque Edouard, L’art de la chasse, Paris 95, boulevard Raspail, Soc. d’Éd. « Les Belles Lettres », 1970 (Collection des universités de France – publiée sous le patronage de l’association de Guillaume Budé).
Références :
Schnapp Alain, Le chasseur et la cité : chasse et érotique en Grèce ancienne, Paris, Michel, 1997 (L’évolution de l’humanité).
Vidal-Naquet Pierre, Le chasseur noir : formes de pensée et formes de sociétés dans le monde grec, Paris, La Découverte, 2005.
Vidal-Naquet Pierre, L’iliade sans travesti. Introduction à l’édition de l’Iliade., Paris, Gallimard (Collection Folio), 1975.
Notes & Références