Thomas Frantz,
Professeur certifié de Lettres Classiques

Naissance et origines

"Alcibiade, fils de Clinias, athénien", IVe siècle av. J.-C., Palazzo dei Conservatori, Hall of the Triumphs

     Alcibiade naît en 450 av. J.-C., en plein milieu d’une période de prospérité pour Athènes, que l’on appelle « pentékontaétie » [1] en grec, « période de cinquante ans » .

     Quatre ans auparavant, en 454 av. J.-C., le trésor de la ligue de Délos, formé par l’impôt (le phoros) auquel participent toutes les cités qui se sont coalisées autour d’Athènes, est transféré à Athènes, alors que c’était Délos qui en avait la gestion auparavant. C’est également peu après sa naissance, en 447 av. J.-C., que la construction du Parthénon est lancée par Périclès, monument censé non seulement représenter une demeure pour la déesse Athéna mais également servir d’entrepôt pour le trésor de la cité et celui de la Ligue.

     En 449 av. J.-C., la paix de Callias, qui tourne définitivement la page des Guerres Médiques qui opposèrent trente ans plus tôt mondes perse et grec, est signée.

     Dinomaque, la mère d’Alcibiade, est de la lignée des Alcméonides ; Clinias, son père, de celle des Eupatrides. Ces deux familles font partie de l’élite d’Athènes. Cependant, Clinias meurt à la bataille de Coronée en 447 av. J.-C. : l’éducation du tout jeune Alcibiade est alors confiée à son oncle Périclès, l’homme le plus influent alors dans la cité.

     Les auteurs antiques font d’Alcibiade un personnage beau et intelligent. Il a donc tout pour réussir une belle carrière politique.

     Son seul défaut est, si l’on en croit Plutarque [2] Alc., I, 4, qui, puisqu’il écrit bien plus tard, rapporte déjà une image d’Alcibiade tronquée par la postérité, un léger zézaiement. Plutarque rajoute cependant que ce zézaiement, loin d’entâcher le charme du personnage, lui aurait offert une certaine grâce.

Diverses frasques et réputation

     Alcibiade se serait fait assez tôt remarquer par une série de frasques qui relèvent parfois certainement plus d’une tradition littéraire héritée de la réputation du personnage que d’une réalité historique purement établie. Plutarque [3] Alc., IV, 5 rapporte par exemple qu’Alcibiade se serait rendu chez l’un de ses nombreux soupirants, un certain Anytos, alors que ce dernier l’avait invité à un dîner. Après avoir dans un premier temps décliné l’invitation, Alcibiade n’y serait allé non pas pour participer au repas mais plutôt pour demander aux esclaves qui l’accompagnaient de s’emparer de la moitié de la vaisselle en or et en argent utilisée lors du repas.

     Plutarque se sert alors de cette anecdote pour montrer comment Alcibiade se comportait avec ses prétendants, finissant par rapporter ce qu’Anytos aurait dit à ses convives indignés, montrant ainsi la réputation du personnage d’Alcibiade :

« Il a fait cela avec mesure et bienveillance : il lui était possible de tout prendre, il nous en a laissé la moitié. »

Plutarque, Alcibiade, IV, 5

Alcibiade et sa femme Hipparète, détail de Le divorce : Alcibiade emporte Hipparète, sa femme, qui s'était présentée devant l'archonte pour demander le divorce, Anatole Devosge, huile sur toile, 196x256cm, collection privée

 

 

     Une autre anecdote célèbre, également racontée par Plutarque, concerne sa femme qui, lassée de la vie débauchée de son mari, aurait demandé le divorce. Ce dernier se serait alors rendu chez le magistrat la rejoindre pour l’emporter en la prenant sur ses épaules.

     Alcibiade acquit donc une image sulfureuse en multipliant les extravagances et les aventures, dans tous les sens que peut revêtir ce dernier mot. 

La relation avec Socrate

     C’est sa relation avec Socrate que l’on connaît le mieux, par l’intermédiaire des dialogues platoniciens auxquels il participe. Nous trouvons effectivement Alcibiade dans les deux Alcibiade tout naturellement mais aussi dans le Banquet qui consiste en une discussion autour de l’amour au cours de laquelle Alcibiade dresse notamment une célèbre comparaison entre Socrate et les statues de Silène, comparaison que reprendra Rabelais pour parler de son œuvre dans Gargantua.

Socrate venant chercher Alcibiade chez Aspasie, Jean-Léon Gérome, huile sur toile, 64x97cm, 1861, collection privée

     L’Alcibiade majeur est également le dialogue où Socrate déclare son amour au jeune homme et veut lui enseigner, par le biais de la maïeutique [4] La maïeutique est une méthode philosophique qui consiste à faire émerger de son interlocuteur des connaissances qu’il a déjà acquises inconsciemment., ce qui est juste.

L'ascension d'Alcibiade et l'expédition de sicile

     La Guerre du Péloponnèse qui oppose Athènes à Sparte éclate en -431. C’est après une première période de dix ans qu’Alcibiade entre dans la vie politique de sa cité, lorsque la paix est signée entre Athènes et Sparte sous l’influence de Nicias, un aristocrate qui se distingue alors par son opposition à la politique agressive et l’impérialisme d’Athènes.

     Pendant ce temps, en Sicile, Syracuse, alliée à Sparte, accroît sa domination sur l’île. Elle avait déjà attaqué Léontinoi en 427 av. J.-C., elle s’en prend désormais à Egeste en 416 av. J.-C.. Cette dernière demande alors de l’aide à Athènes, avec laquelle elle est alliée. Nicias s’oppose farouchement à une telle expédition, dans un endroit aussi éloigné que la Sicile. Alcibiade, quant à lui, défend qu’il est nécessaire pour Athènes de venir en aide à ses alliés [5] Thucydide, VI, 8-26. C’est Alcibiade qui obtient l’approbation du peuple, ce qui rompt alors la paix conclue par Nicias en lançant la célèbre expédition de Sicile.

L’expédition de sicile

     Alcibiade et Nicias embarquent alors comme généraux en 415 av. J.-C., accompagnés de Lamachos, qui deviendra plus tard dans les comédies grecques l’archétype du personnage du soldat fanfaron.

     Cependant, un scandale éclate à Athènes : des statues d’Hermès que l’on trouve dans les rues d’Athènes, plus particulièrement au niveau des carrefours, ont été décapitées et émasculées. Il est découvert que ce sont de jeunes aristocrates qui ont fait le coup, après un banquet lors duquel les mystères d’Eleusis [6] Les mystères d’Eleusis sont un ensemble de pratiques faisant partie d’un culte rendu à Déméter et à sa fille Perséphone. avaient été moqués. Cette double impiété doit alors être sévèrement condamnée pour ne pas attirer la colère des dieux sur la cité. Or, on découvre qu’Alcibiade fait partie des coupables.

     Rappelé à Athènes, il fuit finalement la cité pour se réfugier à Sparte. Athènes le condamne alors à mort. L’expédition de Sicile est un désastre total pour les troupes athéniennes qui sont enfermées par les spartiates dans les Latomies, des grottes situées non loin de Syracuse. Lamachos et Nicias meurent au cours de l’expédition.

Statue d'Hermès comparable à celles qu'Alcibiade aurait profané, Hermès ithyphallique de Sifnos. v. 520 AEC, Musée national archéologique d'Athènes

Exils et espoirs de retour

     Alcibiade devient alors conseiller des armées spartiates. Il les pousse alors à assiéger l’Attique et, sous son conseil, une fortification est établie à Décélie, aux portes d’Athènes, à partir de 413 av. J.-C.

     Mais on découvre qu’Alcibiade, fidèle à sa réputation sulfureuse, aurait séduit Timéa, la femme du roi spartiate Agis à qui il aurait donné un enfant, et est une nouvelle fois contraint à l’exil.

     Il se rend alors en Perse où il devient le conseiller du satrape [7] Le satrape est, dans la Perse antique, le gouverneur d’une satrapie, une subdivision de l’empire. Tissapherne, à qui il conseille de ne pas prendre parti dans les conflits entre Athènes et Sparte, tandis qu’il organise son retour à Athènes en prenant contact avec les stratèges athéniens basés à Samos. Il leur propose notamment le soutien financier de la Perse, à condition qu’Athènes change sa constitution. Les athéniens refusent dans un premier temps, d’autant plus que cela permettrait à Alcibiade de revenir à Athènes, mais la démocratie est tout de même renversée en 411 av. J.-C. par un régime oligarchique.

Pièce représentant Tissapherne, Astyra (Mysie), circa 400-395 av. J.-C.

     Ce régime est à son tour renversé la même année, et est voté le retour d’Alcibiade, élu précédemment général de la flotte athénienne basée à Samos.

     Cependant, il préfère attendre que la situation se stabilise et ne revient à Athènes que quatre ans plus tard, en 407 av. J.-C.. Il dirige tout de même les flottes athéniennes lors de plusieurs batailles au nord de la Mer Egée, près de la Thrace, notamment à Abydos et à Cyzique où Athènes l’emporte sur Sparte à deux reprises.

Retour à Athènes

     Son retour à Athènes se fait en triomphe. Alcibiade rétablit les processions à Eleusis. Cet acte est très symbolique pour deux raisons. C’était, premièrement, pour avoir blasphémé les cultes d’Eleusis qu’il avait dû fuir Athènes. Ensuite, cette procession était rendue impossible par la présence non loin de son passage du fort ennemi de Décélie, ce même fort dont il avait conseillé aux Spartiates la construction.

Portrait du général spartiate Lysandre, extrait du Promptuarium iconum insigniorum de Guillaume Rouillé, 1553

     Mais la gloire est de courte durée pour Alcibiade. Il se rend en Asie en 407 av. J.-C., laisse sa flotte en Ionie, à Notion, près d’Ephèse, sous les ordres du commandant Antiochos et part en Carie aider le commandant Thrasybule. Antiochos n’obéit cependant pas aux ordres d’Alcibiade et provoque la flotte du général spartiate Lysandre basée dans le port.

     C’est la débâcle pour la flotte athénienne. Athènes démet Alcibiade de ses fonctions, l’accusant d’avoir abandonné son poste. Craignant que ses ennemis politiques ne profitent de la situation pour le condamner à nouveau, il préfère s’enfuir en Phrygie, en territoire perse.

Dernier exil

     Après ce nouveau départ d’Alcibiade, Athènes enchaîne les défaites. Tandis qu’il se trouve en 405 av. J.-C. à proximité du lieu où se prépare la bataille d’Aigos Potamos, il propose ses conseils aux athéniens. Les généraux refusent de l’écouter, et les spartiates remportent la victoire.

     Athènes, après cette défaite définitive, est contrainte par Sparte de changer de régime politique ; trente hommes sont désignés pour gouverner la cité, nombre rappelant la gérousie spartiate [8] La gérousie est en quelque sorte le Sénat spartiate. composée des vingt-huit gérontes et des deux rois. Les Trente interdisent officiellement et définitivement à Alcibiade de revenir à Athènes.

     En 404 av. J.-C., des hommes mettent le feu à sa maison. Il en sort un poignard à la main, mais est tué par les flèches de ses assassins. L’identité du commanditaire de cet assassinat est sujette à débat déjà dans les sources antiques : les noms de Lysandre et Pharnabaze reviennent assez souvent, sans que l’on puisse véritablement trancher la question.

La mort d'Alcibiade, Philippe Chéry, huile sur toile, 278x361cm, 1791, Musée des Beaux-Arts, La Rochelle

Conclusion

     Alcibiade est donc non seulement un personnage très important de l’Histoire grecque, mais il est également devenu par cette vie pleine de rebondissements un personnage littéraire à part entière. Les écrits antiques à son propos ne tarissent pas, et beaucoup de versions nous en sont parvenues [9] Alcibiade est notamment mentionné par Thucydide, Xénophon, Platon, Diodore de Sicile et Plutarque. Son tempérament sulfureux, sa relation avec Socrate, les nombreuses péripéties de sa vie et retournements de situations ne pouvaient que fasciner les auteurs de l’Antiquité. On dit à son propos que la Grèce n’aurait jamais pu supporter deux hommes comme lui [10] Plut., Alc., IV, 5.

     Les auteurs grecs, latins, mais aussi contemporains ont ainsi façonné un véritable personnage littéraire qui, loin de cacher le personnage historique à la vie rocambolesque qu’a été Alcibiade, le complète en entretenant son mythe littéraire.

     C’est ainsi que Jacqueline de Romilly dit : 

« Aussi bien est-ce, pour ce personnage historique que fut Alcibiade, à l’éclat des textes que l’on en revient toujours : ce sont eux qui donnent à Alcibiade son relief inoubliable et nous aident à lui donner un sens, qui rejoint notre temps. » 

Jacqueline de Romilly, Alcibiade, p. 16

Bibliographie

Sources antiques

  • Thucydide, La Guerre du Péloponnèse
  • Platon, Le Banquet
  • Platon, Alcibiade majeur
  • Plutarque, Vie d’Alcibiade et de Coriolan
  • Plutarque, Vie de Nicias et de Crassus

Bibliographie moderne

  • Jacqueline de Romilly, Alcibiade ou Les dangers de l’ambition, Paris : Librairie générale française, impr. 1997
  • Claude Dupont, La véritable histoire d’Alcibiade, Paris : Les Belles lettres, 2009
  • Édouard Will, Le monde grec et l’Orient. Tome I, Le Ve siècle (510-403), Presses universitaires de France, coll. « Peuples et Civilisations », 1972

Notes & Références[+]